INTERVIEW DONNÉE PAR LE POÈTE AMADOU LAMINE SALL, LAURÉAT DES GRANDS PRIX DE L’ACADÉMIE FRAANÇAISE, AU QUOTIDIEN « LE SOLEIL » DE DAKAR

Jeudi 23 Avril 2020

INTERVIEW DONNÉE PAR LE POÈTE AMADOU LAMINE SALL, LAURÉAT DES GRANDS PRIX DE L’ACADÉMIE FRAANÇAISE, AU QUOTIDIEN « LE SOLEIL » DE DAKAR
  • Le monde célèbre, le 23 avril prochain, la quinzième édition de la Journée internationale du livre et du droit d'auteur. Comment évaluez-vous, en votre qualité d'auteur et d'éditeur, mais également de passionné de lecture, la situation des deux matières au Sénégal ? ) (leur gestion)
Ce pays est si beau mais les problématiques si ardues. Je vous répondrais vu du cœur et non vu de la moindre rancoeur.
 
En d’autres temps et d’autres lieux, j’ai toujours dit avec une grande peine ce que je pensais de la politique du livre et de la lecture. Cela m’a valu des coups de dents. Mais face à la vérité, les dents sont toujours fêlées. Il y a ce que l’État donne et consent à dépenser pour sa politique du livre, au sens large. C’est loin d’être négligeable, mais il y a ce que l’on en fait. 
 
Il faut toujours rendre grâce à l’État, car l’État n’a jamais lâché le livre et tout ce qui se rattache à lui. Des ministres admirables et des ministres moins inspirés, pour en dire le moins, ont appliqué une politique du livre, de la lecture et de l’édition qui a laissé des marques. Les marques heureuses et louables ont très peu pris le dessus, aux dires des acteurs et des témoins. Dans ce drame, nous laisserons les pauvres et braves directeurs généraux tranquilles. 
 
Voyez-vous, pour ma part, l’État ne peut qu’impulser une politique, mais ce sont les acteurs culturels sur le terrain qui doivent faire le job à condition qu’ils soient nantis du minimum. La vérité est qu’il faut enfin avoir le courage de décider une fois pour toute si le fonds d’aide a l’édition que le Président Macky Sall a promis de porter au moins à un milliard, doit fonctionner ou non sur le modèle de celui alloué à la presse et affecté aux patrons de groupe de presse ou faire l’objet, comme c’est le cas aujourd’hui,  d’une distribution tous azimuts à la fois aux éditeurs, écrivains, libraires, bibliothécaires, foires et salons nationaux et internationaux, prix littéraires, aides sociales et j’en passe. Nous  sommes nombreux à nous poser cette question, moins comme écrivain que comme éditeur. C’est en 1995 que, pour ma part, notre maison d’édition a été créée. 
 
Je vous donne ma posture : créer une maison d’édition relevait de certaines normes et procédures à respecter. C’est une entreprise. Elle ne l’est plus au sens premier, comme les grandes maisons d’édition qui rayonnent de par le monde. Aujourd’hui, avec un ordinateur sur le dos, votre nom de maison d’édition, votre liste de numéros ISBN en main, vous faites office d’éditeur. Pas de siège, pas de personnel, pas de comité de lecture, pas de correcteur, pas de catalogue, pas de déclaration d’impôt, pas de compte bancaire. Il vous faut juste aller trouver un imprimeur après votre traitement de texte. Tout a changé, évolué mais pas en bien. Le grand mal, c’est ce que j’appelle le manque d’éthique éditoriale, c’est-à-dire accepter pour le gain seul, de produire de très mauvais livres qui ne servent ni le public, ni l’auteur, ni la renommée de votre pays. 
 
En résumé, pour faire court, il faut rassembler autour d’une table l’Association des éditeurs du Sénégal, l’Association des écrivains et l’Association des  écrivains en langues nationales pour faire le point sur la meilleure fonctionnalité du fonds d’aide dite « à l’édition ». 
 
Le plus important ce n’est pas de fabriquer un livre, mais de le promouvoir et de le distribuer au niveau national et international. Fabriquer un livre coûte cent fois moins cher que sa promotion et sa distribution. L’édition est en faillite au Sénégal contrairement chez certains pays amis de la sous-région où l’État non seulement a donné des quotes-parts à ses éditeurs nationaux sur les subventions de la Banque mondiale toujours raflées par les grands éditeurs prédateurs du Nord que les contraignants cahiers de charges favorisent, mais l’État a également demandé à son ministère de l’Éducation nationale de réserver des parts exclusives aux éditeurs nationaux pour ce qui relève de la production des livres du marché scolaire également raflées par les impitoyables éditeurs du Nord. Le Président Macky Sall ne demande qu’à être convaincu pour prendre les mesures idoines et soutenir davantage ses éditeurs en manque d’oxygène. Qui peut plus peut le moins.  Ma conviction est par ailleurs que les maisons d’édition doivent s’assumer d’abord toutes seules, même si l’État leur apportait comme entreprise marchande, son soutien.  
 
Le fonds attribué à l’édition doit cesser d’être famélique pour les éditeurs, même si ses derniers doivent le partager avec d’autres qui, eux aussi, en ont besoin. Ils sont également tenus de faire des résultats avec l’argent du contribuable. 
 
Nous avons un ministre de la Culture impressionnant par son écoute et son pragmatisme. Il saura trancher dans le bon sens et avec le bon sens. Je l’ai vu arbitrer et décider à la baguette. Je l’ai apprécié à l’œuvre et cela rassure et donne des ailes à une équipe. 
 
L’autre triste réalité, et c’est connu, est que le livre comme la lecture sont de nos jours désenchantés chez le plus grand nombre. L’école n’enseigne plus les gammes. Le poète et l’éditeur que je suis se battent pour de solides écrivains, de bons livres qui défient la qualité éditoriale, l’audace littéraire et le temps. Le livre, c’est une culture, une éducation, un besoin, un refuge. Un livre c’est comme une femme. On revient toujours vers elle. C’est  aussi comme un coffre d’émeraudes. On y veille. Voilà mon évaluation comme vous me le demandez. 
 
  • L. S. Senghor affirmait, dans "Liberté 3", que le livre "éclaire la pensée". Que vous inspire la vérité de l'assertion devant la situation regrettable de l'école sénégalaise et du niveau peu appréciable des apprenants et des citoyens en général ?
 
Vous répondez vous-même merveilleusement bien  à la question que vous me posez. Vous y avez mis les mots qu’il faut et qui ont décrit crûment notre école d’aujourd’hui. J’ai toujours eu un respect presque religieux pour les enseignants et l’école publique. Ils ont fait de moi, enfant d’une famille fort modeste, ce que je suis devenu. L’amour pour les livres a fait le reste. Senghor que vous citez a raison et pour des siècles. Le très pénible tableau que vous faites est si juste, si cruelle. Il est temps de nous arrêter, c’est à dire de retourner à la pensée et à l’esprit, même si dans ce pays étonnant et bruyant, la pensée et l’esprit ne l’ont jamais quitté. 
 
  • Que vous inspire cette situation de couvre-feu et de semi-confinement dans le rétablissement du succès du livre ? Egalement, quel(s) apport(s) pourrait avoir le livre, principalement dans sa fonction cathartique, dans la lutte contre le Covid-19 ?
 
Le Covid19 passera et le monde continuera d’exister. Il ne sera pas plus solidaire. C’est un leurre. Désormais, plus il se mondialisera plus il se tribalisera. A l’Afrique d’anticiper et de veiller à ce que personne ne se lève avant elle pour lui couvrir les fesses. Le Covid19 est à la fois un accélérateur d’égoïsmes, un forgeur d’humilité, un révélateur de fragilité pour les puissants.

Le livre était là avant le Covid19 et il sera encore là demain après lui pour témoigner de son mal et de ses bienfaits.
Le confinement ne viendra pas au secours du livre et de la lecture. Ceux qui lisaient, lisent toujours. Ceux qui pensent lire font semblant de lire. Comme j’aimerai que chaque sac de riz distribué soit accompagné d’un livre. Nous avons des milliers de tonnes de vivres et pas un seul kilo de livres. Des centaines de camions qui sillonnent le pays sans un seul carton de livres.

 Je connais des personnes magnifiques qui se serrent le ventre pour acheter des livres. Leur bibliothèque personnelle est évaluée entre 30 et 40 millions. Ils sont sénégalais et ils ne veulent pas être connus. Ils sont heureux. J’en suis ému. Si le Covid19 se révélait comme un virus que seule la lecture d’un livre par jour pouvait guérir, je serai le plus heureux des hommes. Mais ceux qui lisent, ceux qui nourrissent la pensée, ceux qui chérissent l’esprit, ne se rendent même pas compte ni de couvre-feu ni de confinement. C’est une discipline personnelle du corps et de l’esprit. Quelque chose veille sur ce pays. Le «Livre», le « Grand Livre » veille.



Source : https://www.mafrique.info/INTERVIEW-DONNEE-PAR-LE-...

Dirigée par Mamadou Oumar KAMARA - Journaliste-reporter "Le